Sunday, April 27, 2014

Slovénie : ce sont les ouvriers yougoslaves que l’on a « effacés »




Novosti

Publié dans la presse : 24 mars 2014
Mise en ligne : dimanche 27 avril 2014


Slovénie : ce sont les ouvriers yougoslaves que l’on a « effacés »

Traduit par Jovana Papović

Huit mois après l’indépendance de la Slovénie, 25.671 habitants étaient rayés des registres civils, devenant de la sorte des sans-papiers dans le pays où ils vivaient depuis des années, où certains étaient nés. Le réalisateur Dimitar Anakiev est l’un de ces effacés. Toujours militant, il analyse la la volonté délibérée « d’effacer » la classe ouvrière yougoslave et ses idéaux de « fraternité et d’unité ».
Propos recueillis par Srećko Pulig


Dimitar Anakiev est réalisateur indépendant, romancier et poète. Il est né à Belgrade et a étudié la médecine à Niš avant de s’installer en 1987 en Slovénie. Un an après le démembrement de la Yougoslavie, il s’est retrouvé victime du « nettoyage ethnique administratif » des listes de la citoyenneté slovène. Il a été l’un de ceux que l’on a appelé « les effacés » : il a vécu les dix années suivantes sans papiers, devenant ainsi l’un de ces prisonniers invisibles » de la Slovénie. Il est aujourd’hui à la tête d’une association de défense des droits des effacés : l’Association des ouvriers supprimés.

Novosti : Pouvez-vous nous rappeler en quoi consiste le phénomène des « effacés » ?

Dimitar Anakiev : La question de l’interprétation de cet événement est cruciale et c’est autour de cette interprétation que les débats se poursuivent depuis plus d’une décennie. Le problème, c’est que l’on essaye de cacher la question de la destruction d’une classe, qui est sous-jacente à cet événement. Le 26 février 1992, huit mois après la déclaration d’indépendance du pays, le gouvernement slovène a effacé des registres officiels 25.671 citoyens originaires d’autres régions de Yougoslavie. Parmi ces gens, il y a plus de 6.000 enfants nés en Slovénie et un grand nombre de personnes adultes également nées en Slovénie. Tous ces gens ont perdu le droit de vivre dans ce pays. Sans papiers, ils ont perdu tous leurs droits, et sont devenus des individus en situation irrégulière, sans identité, sans adresse, sans histoire et sans avenir. Cela veut dire qu’ils ont été dépouillés, qu’on leur a pris leur appartement, leur retraite, leurs allocations sociales, leur droit à être scolarisé. Ils ont ensuite été délogés et déportés. Moins de la moitié de ces effacés ont pu rester en Slovénie. Des gens qui avaient contracté des mariages mixtes ont mis dix ans à comprendre qu’ils étaient les victimes d’une action criminelle officielle et ont tardé à entamer un combat organisé. Tous les gouvernements slovènes, de droite comme de gauche, ont le même discours vis-à-vis des effacés.

Novosti : La mobilisation n’a pourtant pas tardé... Beaucoup d’organisations de défense des droits des effacés ont vu le jour.

Dimitar Anakiev : C’est vrai, mais avant même la récupération par l’industrie du secteur civil qui a essayé de recycler le mouvement et de le transformer en un phénomène apolitique, les premières initiatives avaient été infiltrées par des cadres des organes d’État. Ils étaient officiellement là pour nous aider, mais ils avaient en fait le devoir de subordonner le mouvement, de le réorienter et de canaliser son énergie afin de lui empêcher de nuire et de faire du bruit. C’est ainsi que tous les effacés ont été transformé en zombies. Le secteur civil est venu ensuite. Avec l’aide d’un grand nombre d’intellectuels, principalement de gauche, une terminologie indispensable à la mise en boîte du problème à été créée. On nous a rendu plus « écologiques », plus « propres », on a essayé de faire de nous de parfaits produits de la démocratie capitaliste. On ainsi entendu dire que les effacés étaient les vecteur du problème de la « nationalité profane » ou de la « nationalité latérale », ou encore de l’inévitable « migration européenne »...

Novosti : L’Association des Ouvriers Supprimés (Združenje izbrisanih delavcev, ZID) se présente comme le résultat d’une scission idéologique au sein de l’Association officielle des effacés.

Dimitar Anakiev : La naissance de ZID est le résultat de la maturité politique d’un grand groupe de militants de l’Association des effacés. Nous avons plus de vingt ans d’expérience de la vie en tant que hors-la-loi, en marge de la société, de déportation, de menace et autres humiliations, mais aussi de confrontations politiques. Cette expérience nous a rendu plus mûrs sur le plan politique. Nous ne sommes pas un groupe de volontaires qui comprend le marxisme comme un objet de décoration. Nous avons compris que nous jouions un match truqué, où les arbitres changent les règles sans cesse et nous avons voulu créer les conditions d’un vrai combat politique qui expliquerait la situation dans laquelle nous nous trouvons. Notre message est que le vrai combat politique n’est pas envisageable sans le marxisme. Le véritable combat politique est la lutte des classes. La nouvelle terminologie créée pour parler de notre problème ne sert qu’à escamoter ces analyses marxistes et sociologiques. Nous avons aussi compris que l’effacement des ouvriers yougoslaves des registres slovènes et un acte contrerévolutionnaire inédit. Dans tous les Balkans et le sud-est de l’Europe, on a départagé la masse ouvrière sur des critères nationaux pour la dépouiller de ses biens et de ses droits. La privatisation mafieuse n’aurait jamais pu voir le jour dans un climat de fraternité et d’unité entre les peuples.

Novosti : Il est très intéressant de remarquer que les victimes civiles d’hier, victimes du système d’État slovène, se reconnaissent maintenant comme les travailleurs d’un État jadis unifié, qui ont été privés de leurs droits. Pourquoi les intellectuels slovènes n’ont-ils jamais abordé la question sous cet angle ?

Dimitar Anakiev : Il n’est pas simple d’être un intellectuel indépendant en Slovénie, car le pays est petit et l’État contrôle tout. Si vous travaillez à l’Université, vous ne pouvez pas être indépendant. Sur ce versant ensoleillé des Alpes, vous trouverez le plus grand centre académique de récupération et de recyclage du marxisme de toute l’Europe de l’est. Je ne sais pas si c’est le révisionnisme de gauche ou de droite qui est le plus développé. Ces deux formes de révisionnisme du marxisme ont été élevées au niveau de sport national en Slovénie, peut-être même encore plus développé que le ski... Je crois que c’est le rôle qui a été attribué aux intellectuels slovènes par l’UE quand ils ont abandonné le socialisme. C’est un rôle pervers, mais tout à fait dans la logique des choses, si on se souvient que la Slovénie a tout d’abord été créée par le Mouvement de Libération Nationale (NOB) et par la révolution socialiste. Qui pourrait mieux que les intellectuels slovènes discréditer le marxisme ? Les impérialistes de l’UE savent très bien distribuer les rôles à leurs vassaux. Il est évident que dans un tel climat, personne ne va user d’arguments marxistes, même s’ils sont indispensables - ou bien justement pour cette raison.

Novosti : Quelle est la situation actuelle de votre association et quelles sont les actions que vous entendez mener ?

Dimitar Anakiev : Nous devons faire face à des problèmes complexes, mais les qualités de notre groupe de combat sont nombreuses, je suis fier de ces gens qui vivent dans ces conditions depuis plus de vingt ans et continuent à se battre de toutes leurs forces, de façon dynamique et prudente. Nous devons faire face à une obstruction permanente de la part de l’État qui s’efforce de nous faire des croche-pieds à chaque pas et nous devons user de toutes nos forces pour ce combat. Ils nous épuisent sans relâche depuis vingt ans. Nous devons faire face à des procès et à toutes formes d’attaques, et beaucoup de nos membres doivent faire appel à des instances judiciaire d’un niveau plus élevé pour faire valoir leurs droits. Nous avons à mener un combat clair et strict dans la plus pure tradition marxiste, classique dans sa forme. Nous publions notre bulletin mensuel, bientôt nous mettrons en ligne notre magazine intitulé La vérité, car nous estimons que l’éducation est indispensable, vire primordiale. C’est pour cette même raison que nous faisons des films. Notre priorité est de nous mettre en lien avec les camarades syndicalistes slovènes et avec tous les militants des mouvements ouvriers qui se battent contre la néo-colonisation des Balkans, de l’Europe et du monde entier. Nous travaillons donc à la création d’un front de lutte des classes commun.


http://balkans.courriers.info/article24581.html

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